Article publié le
1/8/2023
Circuits courts

Des abattoirs de proximité pour des systèmes alimentaires durables

Pas un matin ne se passe sans que l'édition du journal ne présente une nouvelle sur l'agriculture et l'alimentation. C'est que le monde agricole est en mouvance, en phase avec le monde autour de lui. Tant l'industrialisation puis la mondialisation ont dicté l'histoire de l'agriculture et des politiques agricoles, à l'instar des autres secteurs de l'activité humaine des pays les plus riches, tant on constate maintenant qu'il soit nécessaire de repenser la conception du progrès qui nous guide depuis plus de cinquante ans. Ce mouvement en forme de vagues est le même ici comme à l'étranger, synchrone. Ça n'a rien de surprenant. Les avancées techniques et économiques se sont diffusées de la même façon que les mauvaises nouvelles les concernant.

L'agriculture à petite échelle pour rétablir la souveraineté alimentaire

L'agriculture a ceci de particulier qu'elle concerne tout de même notre territoire et notre besoin vital de nous nourrir trois fois par jour. En traitant l'agriculture comme une industrie comme une autre, en déconnectant les chaînes d'approvisionnement des territoires et des humains qui les habitent, ce besoin vital se voit réduit à l'état de privilège, et la pandémie dont nous nous relevons à peine nous l'a douloureusement démontré, avec la fermeture des abattoirs, les transports internationaux perturbés et la pénurie de certaines marchandises, alimentaires ou non. Pour la première fois depuis fort longtemps, on a eu peur d'avoir faim. Pourtant, signe de l'efficacité de l'agriculture moderne, on doit le reconnaître, rien n'a si cruellement manqué que l'on ait eu à souffrir de ce mal dont seuls les pauvres sont atteints.

L'agriculture à petite échelle et l'achat local ont connu un regain d'intérêt marqué durant cette crise sanitaire. On avait confiance en ceux avec qui on pouvait transiger directement, on avait la sensation de se renforcer collectivement en achetant ici ce qui se produisait ici. Or pour produire de la viande, il faut des infrastructures d'abattage et de découpe, ce qu'on appelle la capacité de transformation, et c'est le maillon faible de notre chaîne d'approvisionnement.

L'importance de l'abattage à petite échelle dans nos systèmes alimentaires

En matière d'abattage, il y a deux approches : d'abord, on peut envisager la capacité de transformation selon le nombre de têtes, et évaluer que la capacité d'abattre le nombre de têtes produites au pays est suffisante, mais fragilisée par la concentration des infrastructures, et que de corriger les faiblesses au sein des installations et des réseaux actuels règlera le problème. Mais dans une perspective de territorialisation des systèmes alimentaires et de leur résilience, on doit envisager cette capacité en termes de proximité géographique entre les éleveurs et les abattoirs, et en termes de capacité d'arrimage des échelles de production. Sans quoi, le problème reste entier.

Meagan Patch de la ferme Patch nourrit ses poules

Systèmes alimentaires territorialisés : l'enjeu crucial de la proximité géographique

En effet, on a vu dans les dernières décennies se créer ce qu'on peut appeler un « fossé technologique » entre la production à petite et moyenne échelle et le réseau de la production à grande échelle. Ce fossé s'est créé par la diminution du nombre d'abattoirs et l'accroissement de leur taille et de leur cadence. Il y a donc d'un côté la production dite conventionnelle qui bénéficie, heureusement, d'infrastructures de plus en plus performantes et bien adaptées à son échelle de production. Et de l'autre côté l'accroissement du nombre de petites fermes qui sont par contre de moins en moins desservies, et de moins en moins compatibles avec les abattoirs restants, plus mécanisés et plus automatisés.

On a pu constater que les petits éleveurs font face à de nombreux enjeux : parcourir des centaines de kilomètres avec leurs animaux vers les rares abattoirs qui acceptent encore de traiter de petits lots d'animaux et de ce fait, ne pas pouvoir assurer le bien-être animal selon le système de valeurs qui anime leur travail d'éleveur. De plus, ils ne sont pas toujours assurés de la traçabilité (repartir de l'abattoir avec les animaux qu'ils ont apportés), pourtant essentielle à la mise en marché d'un produit distinctif, tels que les animaux de races patrimoniales ou les modes d'élevage extensifs. Ils doivent aussi assumer une charge de travail et une charge économique supplémentaires qu'occasionne le transport. Finalement, le lien de dépendance et la relation de pouvoir sont toujours au bénéfice de l'opérateur, ce qui limite la possibilité pour le producteur de demander des aménagements, tels que la récupération des abats, ou de manifester son mécontentement.

Les défis des petits éleveurs face à l'abattage à grande échelle

Ces petites fermes sont donc de plus en plus empêchées de répondre de façon viable à la demande pourtant grandissante de la population pour le type de produits qu'elles offrent. En termes de capacité, la production conventionnelle et les fermes à petite échelle en circuit court ne sont pas devant des situations comparables, et cela justifie que l'on aborde la question de la capacité de transformation en fonction de ces deux réseaux distincts.

La situation qui prévaut au pays n'est pas unique : on a aussi assisté à la diminution du nombre d'abattoirs à petite échelle depuis les quarante dernières années tant aux États-Unis qu'en France qu'en Angleterre, et ailleurs (en fait dans tout le monde industrialisé).

Ces différents pays font tous la même analyse des problèmes entraînés par cette diminution du nombre d'installations et reconnaissent qu'il est nécessaire d'agir, pour différentes raisons : assurer le bien-être animal, renforcer la chaîne d'approvisionnement local, appuyer les fermes d'élevages à petite et moyenne échelle, développer les territoires. Pour ce faire, plusieurs solutions ont été mises en place ou sont en voie de l'être.

L'abattage aux États-Unis

Aux États-Unis, les solutions sont multiples. Par certains assouplissements réglementaires, on y permet l'abattage à la ferme avec exemption d'inspection permanente de chaque carcasse, ce qu'on appelle le Custom Slaughter. Afin d'augmenter la capacité d'abattage en raison de la COVID, la Chambre des Représentants a adopté en 2020 un projet de loi nommé le PRIME Act qui permet la mise en marché de la viande issue de ces Custom-Exempt Slaughterhouses aux restaurateurs, institutions, bouchers et revendeurs dans la mesure où ils sont à l'intérieur des limites de l'État. On permet aussi dans ce pays l'abattage mobile dans des camions spécialement aménagés (Mobile Processing Unit, MPU) opérés sous inspection fédérale et parfois même financés par le United States Department of Agriculture ; il existe par ailleurs l'abattage en micro-abattoirs construits dans des modules, parfois eux aussi sous inspection fédérale. Par ses programmes, le gouvernement fédéral américain accompagne financièrement les communautés dans leurs projets d'installation.

L'abattage en Europe

À l'instar de ce qui est présentement expérimenté aux Pays-Bas, la Belgique et la France ont sur leur territoire de nouveaux projets d'abattoirs mobiles. En Allemagne et Suisse, on permet l'abattage au pâturage: l'animal est abattu et saigné au champ, puis rapidement transporté vers l'abattoir où il est éviscéré et dépecé. En France, on assiste depuis quelques années à la relance des abattoirs communautaires, appelés aussi abattoirs publics, mis en place dans les années 60 et qui ont vécu depuis les vingt dernières années une période de désengagement avant de voir aujourd'hui leur utilité sociale à nouveau reconnue et appuyée. En Grande-Bretagne, la question des abattoirs à petite échelle est présentement à l'ordre du jour des décideurs qui réfléchissent aux meilleurs moyens de sauvegarder la capacité d'abattage à petite échelle sur les territoires : création d'un fonds d'urgence, subventions pour la construction ou la modernisation des petits abattoirs, subvention des systèmes de traitement des eaux usées et de gestion des parties non-comestibles, création d'abattoirs mobiles, etc.

Les allégements réglementaires font aussi partie des réflexions à l'étranger. En ce sens, l'exemple européen du Paquet Hygiène est très inspirant, puisqu'on y lève les barrières à l'entrée en laissant les organisations de défense du bien-être animal et les agriculteurs travailler main dans la main pour établir des procédures d'abattage qui soient sécuritaires sur le plan sanitaire et du bien-être animal, et en certifiant l'installation plutôt que la carcasse de chaque animal ; on parle alors d'abattoirs régis par deux statuts différents : les établissements agréés et les abattoirs non agréés qui eux sont dispensés de l'inspection permanente mais ont le droit de vendre directement au consommateur et aux commerces de détail. En matière de gestion documentaire, ces mêmes établissements peuvent tenir un registre uniquement des non conformités plutôt que l'ensemble des résultats des tests et observations effectués. Toujours dans un effort de flexibilité, on mentionne aussi dans les règlements européens concernant l'inspection la nécessité de tenir compte de la réalité et de la spécificité de la production artisanale.

Devant ces exemples multiples et divers, nous pouvons constater le retard du Canada sur ces questions, et il devient évident qu'il faille envisager des actions concrètes.

Le retard du Canada sur l'abattage à petite échelle : quelles actions concrètes envisager ?

Il faut viser la multiplication sur les territoires des petits abattoirs, idéalement sous propriété des MRC et gérés en concession, et l'adoption d'une stratégie en matière d'abattage mobile. Un tel réseau d'infrastructures contribuerait à créer un climat favorable à l'investissement, réduirait l'incertitude économique et augmenterait la viabilité des entreprises et la sécurité alimentaire des communautés, tout en assurant le bien-être animal, spécialement lorsqu'il s'agit d'abattage mobile. Avec une infrastructure à proximité adaptée à leur réalité, les agriculteurs à petite échelle augmenteront leur cheptel, d'autres diversifieront leur production, et de nouveaux agriculteurs s'installeront sur le territoire. Un abattoir, ça n'est pas qu'un abattoir, c'est un outil de développement rural.

Le rôle clé des petits abattoirs dans le développement rural et la sécurité alimentaire

Il faut sans tarder instaurer une aide non remboursable afin de doter les initiatives communautaires du capital initial indispensable pour mettre en place leurs solutions. En effet, il existe à l'échelle des communautés une connaissance, une énergie, une volonté et une solidarité en lesquelles on doit investir, puisque le seul manque ce sont les ressources financières. Nombre d'opportunités seront gaspillées si on ne capitalise pas sur les forces du milieu, motivées par le besoin, qui lui-même est garant de réussite. Il est important que cette aide financière ne soit pas considérée comme une subvention mais bien comme une mise de fonds en capitaux propres, afin de ne pas interférer avec les ratios exigés par les programmes de subvention dont les projets auront inévitablement besoin.

Investir dans les initiatives communautaires pour un abattage durable

poulet-fermier-arrivage

Il est souvent question de la lourdeur réglementaire à laquelle est soumis le secteur agroalimentaire. Il faut plutôt souligner la culture d'organisation qui a cours dans de nombreux ministères où on s'accroche trop souvent aux moyens plutôt qu'aux résultats. Il faut repenser le « pareil pour tous » en permettant d'adapter les moyens en fonction d'un objectif qui, lui, soit le même pour tous, peu importe le moyen employé. À ce titre, il est important de souligner que le propre des opérateurs à petite échelle n'est pas de chercher comment ne pas se soumettre aux normes, mais plutôt comment rencontrer les normes avec leurs propres moyens, qui sont souvent plus limités que dans les installations conventionnelles. Heureusement, il y a dans chacun de ces ministères des êtres humains très compétents, ouverts d'esprit, démontrant une attitude respectueuse qui permet d'innover en confiance. Il faudrait qu'au sein des ministères cette façon d'aborder la transformation à petite échelle devienne le mot d'ordre, afin de rétablir le climat de confiance et laisser les forces vives créer et saisir les opportunités. Nous croyons qu'il serait judicieux de créer un groupe de travail qui proposerait des mesures concrètes visant un contrôle de l'hygiène des denrées alimentaires plus respectueux de la spécificité des produits artisanaux, et la mise sur pied d'un Comité de suivi pour en assurer la mise en œuvre. Ce groupe de travail devrait entre autres étudier la possibilité de créer un statut particulier d'abattoir à petite échelle, en auto-contrôle et sans inspection permanente mais avec droit de commercialiser, suivant l'inspiration des abattoirs sans agrément du Paquet Hygiène en Europe, ou celle des Custom Slaughterhouses sous le PRIME Act aux États-Unis.

Rétablir le climat de confiance pour favoriser l'innovation à petite échelle dans l'abattage

Ce dont ont besoin les éleveurs à petite échelle, les territoires et la population, ce sont des systèmes alimentaires territorialisés, financés, accompagnés, et disposant des infrastructures qui permettront de faire le lien de la terre à la table. De la terre pour tous à la table pour tous.

Visitez le site web de Fernande Ouellet

Éleveuse de volailles au pâturage sur sa ferme Rusé comme un canard à Granby, Fernande Ouellet milite depuis une dizaine d'années pour la présence d’infrastructures de petite échelle partout sur le territoire. Porteuse du projet Le petit abattoir destiné à l'abattage de volailles et lapins à proximité des petites fermes d’élevage. Porte-parole d’une agriculture raisonnée, durable et locale, Fernande contribue désormais au développement de nouveaux projets agro-alimentaires régionaux structurants en tant que consultante indépendante.